J’ai grandi à 1000 kilomètres de Forbach. Les seuls vestiges de champs de bataille que j’ai vus sont les blockhaus brinquebalants sur les plages bretonnes. Bien loin des trous d’obus de Verdun ou des cimetières de Gravelotte. Même chose pour la vague de désindustrialisation qui a frappé la France de plein fouet à partir des années 1970. En Bretagne, j’ai entendu parler d’agriculture, d’algues vertes, mais jamais de charbon ou d’industrie lourde.
Cette autre France, je l’ai vue à la télévision, pendant les JT de France 2. J’ai de vagues souvenirs de reportages dans lesquels on voyait des grévistes brûlant des pneus devant des usines sur le point de fermer. Cette autre France, j’ai cru la voir pendant mes études mais je suis toujours resté dans les centres urbains. Paris, Reims ou Metz, rien de tout ça ne changeait vraiment de mon Brest natal, hormis la vue sur mer inexistante.
Mais entre Paris et Forbach, qui y a-t-il ? L’Aisne, la Marne, la Meuse, la Meurthe-et-Moselle, la Moselle, autant de départements dont les noms sonnent comme des territoires lointains.
Construite à partir des années 70, l’A4 me permettrait de relier Paris à Forbach en moins de 4h30. Rapide mais loin des territoires, elle ne fera pas mon affaire. En parallèle, l’ancienne Route nationale 3 serpente entre Meaux, Château-Thierry, Epernay, Sainte-Menehould pour finir en Allemagne. Voilà mon itinéraire, le chemin des écoliers sur une route limitée à 90 km/h où cohabitent des poids lourds lassés des péages et les gens du cru.
Pour faire cap à l’est, j’ai trouvé un Renault Espace fatigué. C’est son dernier voyage avant de partir à la casse m’a confié son propriétaire. Dans la portière conducteur, un gilet jaune réglementaire et une vieille carte de France. En la dépliant, je vois se dessiner la route de l’Allemagne. De Pantin à Forbach. 387 km.
Au départ de Pantin, la RN3 se fond dans le décor. Au milieu de toutes les routes qui quadrillent la Seine-Saint-Denis, la mienne file droit vers l’est. Je vois peu à peu les immeubles modernes laisser place aux grands ensembles, les grands ensembles s’effacer pour devenir des terrains vagues, les terrains vagues se métamorphoser en champs bien alignés.
Aujourd’hui, la RN3 a été déclassée comme une route départementale. Si le vieux GPS de mon bolide m’affiche encore “N3” sur son tracé, sur les panneaux, je dois suivre la D603 ou la D1003. Sur le bord de la nationale, en périphérie de Meaux, là où la zone industrielle commence à se confondre avec la campagne, le stade Georges Tauzier se réveille. Une tribune, un club house et une buvette.
Chaque club de rugby a ses rituels. Aujourd’hui, Meaux reçoit son dauphin de Fédéral 3, le RC Vincennes. La grande couronne rencontre la petite. Mais avant cette confrontation, comme avant chaque match, le staff replonge les joueurs dans “le mur des trophées”. Au rétroprojecteur sont affichés les écussons des clubs affrontés depuis le début de la saison. En dessous, quelques lignes rappellent brièvement les points forts de chaque rencontre. “Moi je me souviens du premier match à Epernay, commence un des joueurs dans le fond du vestiaire. C’est là qu’on a créé un vrai groupe. On a défendu ensemble. C’était beau.”
“On est tous des gars du coin, confirme Léo Magherman, troisième ligne de Meaux, assis devant son assiette de carottes râpées dans le club house. On est ensemble depuis l’école de rugby.”“Ici, il y a des osthéo, des flics et beaucoup de commerciaux en engins agricoles”, détaille Rémy Delphin, arrière du RCPM. A Meaux, seuls 9% de la population active occupe un poste de cadre ou de profession intellectuel supérieur. En comparaison, dans Paris et sa petite couronne, la proportion de cadres dépasse les 35%.
“Là-bas ce sont des CSP+, renchérit le joueur de Meaux en désignant du menton les joueurs de Vincennes qui reconnaissent le terrain. Ce sont des comptables, des ingés ou des architectes.”
Une heure avant le début du match, le silence s’installe dans les vestiaires, seul le bruit des crampons contre le carrelage résonne. Le RCPM n’a perdu que 2 matchs cette saison, dont le match aller contre son adversaire du jour, Vincennes. A travers les fenêtres étroites, on peine à distinguer les terrains à travers la buée. L’atmosphère du vestiaire se charge de transpiration et d’endorphines mal contenues.
“Rappelez-vous le match aller, on s’est fait chier dessus!, harangue Hugo Baudry, le capitaine meldois. En 20 ans de rugby, ça ne m’était jamais arrivé!” A l’extérieur, la foule attend. “On va leur montrer ce que c’est de jouer à Meaux!”, s’enthousiasme Serge Bianquis, un supporter assidu accoudé à la main courante.
Dès l’entame du match, les Meldois sont sur le reculoir et encaissent un essai. Les bleu et blanc peinent à réagir. A la mi-temps, Vincennes mène de cinq points. Dans les vestiaires, les murs tremblent “Relevez la tête! Merde!”, fulmine Vincent Goure, l'entraîneur. Malgré la remontrance, les joueurs meldois n’y arrivent pas. La seconde période est à l’image de la première, les locaux courent derrière le score sans jamais réussir à rattraper leurs adversaires.
A la fin du match, le RCPM s’incline 17 à 23. Après le coup de sifflet final, les visages sont fermés. Si Meaux reste premier du championnat, son voisin de la petite couronne se rapproche à 5 points au classement. “On doit faire beaucoup mieux !, tonne Vincent Goure au milieu de ses joueurs rassemblés au centre de la pelouse. A une époque, c'était difficile de venir jouer à Meaux. Nourrissez-vous de ça!”
Je quitte Meaux au petit matin. Peu de voitures sur la route. La mobilisation record contre la réforme des retraites est au centre des discussions sur toutes les stations de radio. Dans la zone industrielle en périphérie de Château-Thierry, des affiches placardées de traviole annoncent la couleur: “Ici, le 7 mars, on bloque tout!” Le rendez-vous est donné à 14h30 pour un départ vers le centre-ville.
Dans le bar des sports qui sert de QG d’avant manif, Fred Ciskovitch est soucieux. “J’espère que tout ça va servir à quelque chose!”, lâche l’homme de 55 ans en entamant sa bière. “Moi j’ai commencé à travailler à 14 ans”. Le grand gaillard aujourd’hui chauffeur-livreur a débuté en tant que métallo. Une retraite à 62 ans ? “Je ne tiendrai pas jusque-là, je suis complètement cassé” lâche-t-il en mâchouillant entre deux gorgées une allumette prête à rendre l’âme.
De l’autre côté du comptoir, des bottines rouges feu assorties à ses lunettes et une écharpe motif léopard, Josée Dehu acquiesce: “Moi, avec tous mes congés maternités, je perds quatre ans.” “On y va!” lance soudainement un syndicaliste attablé plus loin. Dans un élan, le bar des sports se vide. Dans la foule se mélangent pêle-mêle des soignants du CHU de Château-Thierry, des professeurs et des agents EDF. Au son des tambours et des pétards, le cortège marche vers la périphérie de la ville, direction le rond-point de la Libération, carrefour entre la Nationale 3 et la route départementale 1.
Ce rond-point, Franck Bourdet le connaît bien. “Pendant les Gilets jaunes, je ramenais du lait chaud et du chocolat ici”, se remémore le quinquagénaire, qui était monté à Paris pour les manifestations sur les Champs Elysées, il y a quatre ans. Comme d’autres manifestants, Franck Bourdet trouve le mouvement “trop sage”. “Pour que ça bouge, il faut des extrêmes, clame le militant. Les urnes ne servent plus à rien, si on veut du changement, c’est dans la rue.”
Selon les premiers chiffres qui circulent dans le cortège, ils sont entre 1 100 et 2 500 manifestants aujourd’hui dans cette ville de 14 000 habitants. Un record, comme dans le reste de la France, qui aura vu défiler entre 1,28 million et 3,5 millions de protestataires. La manifestation continue sur la route nationale de Château-Thierry. Depuis le fond de son jardin, André Sbire la regarde passer. “Je leur souhaite bonne chance, regrette le retraité, une chapka vissée sur la tête. Lui ne croit pas à un recul de l’Etat. “Mais il va devoir arrondir les angles s'il ne veut pas que ça casse de partout.”
Au fil du parcours, le cortège se vide. “Quand est-ce qu’on remet ça?”, lance un homme une fois la foule regroupée au pied de la mairie, l’étape finale. “Très vite!” répond vaguement un leader syndical. Il est 18h, le siège de Château-Thierry est levé.
Je pars de Château-Thierry de nuit. Jusqu’à Epernay, la RN3 longe la Marne. Dans l’obscurité, je m’arrête un instant pour tenter d’apercevoir la rivière qui serpente entre les amas lumineux que forment les hameaux dans la vallée. Seule ombre à ce moment poétique, les poids lourds qui passent à vive-allure. Depuis mon départ de Pantin, ils m’accompagnent dans mon périple.
Depuis la RN3, le relais Saint-Christophe a des airs de station-service fantôme. A l’entrée du parking, une enseigne fatiguée affiche des prix de carburant qui font rêver les routiers de passage. De vieilles pompes à essence abandonnées et une cabane dont les châssis de fenêtre ont décidé de se faire la malle complètent un décor digne d’un western moderne.
Seule la lumière crue qui émane du petit restaurant ouvrier prouve au voyageur qu’il a tort. Derrière la fenêtre, Marie Cornet scrute les allées et venues. Le pas de la porte passé, l’ambiance se réchauffe. “Il y a quelqu’un dans la douche?”, questionne Samuel Maes avec un accent belge à couper au couteau. Le routier qui arrive de région parisienne est déjà trempé par la pluie battante. “Non, tu peux y aller”, répond la gérante en enfilant un blouson orange fluo. Dehors, sous le déluge, Marie Cornet guide, hèle, place les camions qui arrivent à la chaîne. A l’intérieur du relais Saint-Christophe, la télévision diffuse une chaîne d’information en continu. Aux tables, les discussions tournent autour des travaux sur l’A4 ou de la route à prendre le lendemain.
“Certains patrons forcent leur chauffeur à faire des économies, raconte Samuel Maes en se frottant le pouce et l'index d'une même main pour évoquer les dépenses en péage. Mais c’est fatigant pour les camions et pour les hommes.”
En attendant son hachis parmentier, Thierry Queffelec fait rapidement le calcul: “L’autoroute est de plus en plus chère. Pour aller jusqu’à Paris d’ici, c’est 120€ aujourd’hui. C’est quatre fois plus que pour une voiture.” Pour rejoindre l’Allemagne depuis Paris, les poids lourds peuvent choisir de prendre l’A4, plus rapide, ou la RN3, moins coûteuse.
“De toute façon, pour les poids lourds, la RN3 s’arrête ici”, coupe Sergio Boulier, routier depuis 40 ans. Depuis 2012 un arrêté municipal interdit aux camions de plus de 13 tonnes de traverser le centre-ville de Sainte-Ménéhould. “C’est souvent une réclamation des riverains, indique le chauffeur. Avant, il y avait plusieurs centaines de camions sur cette route chaque jour.”
Il est 21h quand Samuel Maes va se coucher. Lui prendra l’A4 pour continuer sa route vers Francfort. Départ demain à 4H30, “l’heure des lève-tôt” sourit le routier en saluant la salle avant de sortir sous le déluge.
53 kilomètres séparent Sainte-Ménéhould de Verdun. Ce seront 53 kilomètres de pluie battante. En me rapprochant de la sous-préfecture de la Meuse, de vagues souvenirs de mes cours d’histoire remontent à la surface. Il est 11h quand j’entre dans le centre-ville par l’avenue du Soldat inconnu. La ville est déserte. Dans les rues encore humides, entre deux averses, une affichette de presse attire mon attention. “Un nouveau point de deal démantelé dans le centre-ville”, titre l’Est Républicain. Plus loin dans la grande rue, le tribunal de Verdun juge aujourd’hui même trois hommes soupçonnés de trafic de stupéfiants.
Devant la présidente, aucun des trois prévenus ne tient en place. Cheika D. martyrise un document que vient de lui remettre son avocat, Alexis R. se balance d’un pied sur l’autre alors que Lorenzo D. bombe le torse à la manière d’un boxeur à la pesée. Les trois comparses sont soupçonnés de trafic de stupéfiants.
En décembre dernier, la police leur tombe dessus dans un hôtel en périphérie de Verdun. Dans les 9 m2 de leur chambre, les enquêteurs trouvent “tout l’attirail du parfait trafiquant” lance le procureur Damien Génard. Des balances de précision, des pochons en plastique, des armes de poings, un mixeur, des liasses de billets et plusieurs échantillons de drogues en tout genre qui sont éparpillés sur une table de la salle d’audience. “359 grammes d’héroïne, 97 de cocaïne et 186g de cannabis”, détaille Mathilde Leporcq, la présidente, en tournant les pages de son dossier.
Au premier rang de la salle d’audience, un agent pénitencier se frotte les yeux du dos de la main. Derrière lui, un autre baille. A Verdun, ce genre d'affaire n’étonne plus personne. “C’est le 20ème point de deal démantelé depuis août 2021”, confie Jean-Baptiste Martin, journaliste à l’Est Républicain qui couvre le procès. “Le 20ème ! Pour une ville de 17 000 habitants”, insiste-t-il.
Le Nord Meusien est depuis plusieurs années pointé du doigt pour sa consommation de drogues dures et plus particulièrement d’héroïne. En 2016, Yvon Schleret, directeur de l’Observatoire régional de la santé Grand Est, alertait sur “une épidémie d’héroïne ignorée” dans la région. Selon une étude de 2013, la Meuse est le deuxième département consommateur de poudre blanche par habitant en France métropolitaine.
Au tribunal de Verdun, l’heure est aux réquisitions du parquet. Damien Génard décrit le trio comme “le haut d’une pyramide” à la tête d’un trafic verdunois. “Ce sont des individus ultra-violents”, continue le procureur en saisissant la batte de baseball sur laquelle on peut lire “Spécial anti-con, 100% garanti”. “On ne va pas nous faire croire qu’ils sont juste un maillon. On a affaire à des auto-entrepreneurs des stups!”, ajoute Damien Génard avant de conclure: “Il n’y a pas mieux que la juridiction de Verdun pour comprendre l’ampleur du phénomène en Meuse.”
Xavier Nodée, l’avocat des trois prévenus, les présente comme des “toxicomanes qui vendent pour financer leurs consommations.” Le conseil demande 12 mois de prison ferme “maximum” en réponse au 4 ans requis par le procureur.
“La drogue dans la région, c’est un marronnier, souffle l’avocat passé le pas de la porte, en attendant le verdict. La proximité avec la Belgique et les Pays-Bas sont un vrai problème”. La ruralité et le marasme économique sont aussi pointés du doigt dans le rapport de 2013. Depuis, les réseaux ont changé de forme, mais le résultat est identique. “Avant, c’était des usagers-revendeurs qui s’approvisionnaient eux-mêmes à Maastricht et qui en ramenaient pour les autres”, raconte l’avocat. Maintenant, ce sont des trafiquants organisés, souvent de Metz, métropole voisine, qui déploient des succursales à Verdun et sa région. La drogue évite la voie express et transite par les petites routes pour rejoindre des “bendos”. Organisés comme de véritables entreprises, ces filiales durent un temps avant d’être démantelées par les forces de l’ordre.
La présidente reprend sa place au centre de la salle d’audience. Il est 21h. Alexis R. et Antonio D. sont tous les deux condamnés à 2 ans de prison ferme. Cheika D., jugé d’être la tête pensante du trio, écope lui de 4 ans d’emprisonnement.
Au fur et à mesure que je me rapproche de la frontière allemande, les paysages se font plus brutaux. Le relief s'aplanit. Ici, la RN3 déchire les villages en deux. De part et d’autre, quelques commerces aux rideaux baissés. Les mêmes images se répètent jusqu’à la frontière.
La frontière est invisible. Entre Forbach et Sarrebruck, un panneau jaune discret indique aux automobilistes qu’ils ont changé de pays. Du côté français, le territoire qui borde la frontière ne s’est pas totalement relevé de la fermeture des mines Simon en 1997. Le taux de chômage frôle les 13%, presque le double de la moyenne nationale. Côté allemand, Sarrebruck est la prospère capitale économique de la Sarre.
“Malgré la fin des houilles dans les années 60, des plans économiques ont permis à la région allemande de muter vers une autre industrie”, analyse Alexandre Mayol, professeur d’économie à l’université de Metz. De nombreuses entreprises se sont implantées avec succès comme Ford à Sarrelouis, ZF à Sarrebruck, Fresenius à Saint-Wendel ou encore Bosch et Michelin à Hombourg. Le bassin allemand emploie désormais plus de 116 000 personnes. Des Allemands mais aussi des Français comme Céline Klein.
“Je traverse la frontière au moins 15 fois par jour”, jure la quinqua au volant de son monospace gris. Entre son travail dans une usine de pièces automobiles côté allemand et son logement social en France, cette mère de famille vit à cheval entre les deux pays.
Dans une étude menée auprès des habitants de Forbach en 2022, près d’un tiers considèrent la frontière avec l’Allemagne comme le principal atout de l’ancienne cité houillère. “Tout le monde va chercher du travail en Allemagne, confirme Joël Keiffer, le gérant de la station-service du côté français de la frontière. De l’autre côté, ils sont mieux lotis.” En ce moment, le vieil homme regarde passer les voitures qui vont 50 mètres plus loin, en Allemagne où le litre d’essence est une vingtaine de centimes moins cher.
Dans le centre-ville, même constat. “On est oublié par l'État français, regrette Marcus Kleffer, boulanger dans la rue National de Forbach. En Allemagne, les politiques ont fait en sorte que tout le monde ait un emploi.”
Dans la queue du commerce, les habitués acquiescent. “Depuis plusieurs années, on ne s’occupe plus de nous, glisse une vieille dame en reprenant sa monnaie. Dites-leur comment c’est ici.”